Managers : pourquoi s’intéresser aux organisations apprenantes ?

Il y a plusieurs façons d’apprendre le kungfu. A la façon de Beatrix Kiddo, l’héroïne de Kill Bill, ou bien celle de Neo, le personnage principal de Matrix. Deux films, deux ambiances. Dans le film de Quentin Tarantino, Uma Thurman (qui campe le personnage de Beatrix, alias Black Mamba) s’engage dans un long et pénible apprentissage auprès d’un grand (et sadique) Maître des arts martiaux. A coup de brimades et d’un lourd entraînement, elle parvient finalement à ses fins. Pendant ce temps-là, dans le film des soeurs Wachowski, Keanu Reeves (alias Neo) se contente d’avaler une pilule « magique ». Littéralement : il avale une pilule et acquiert instantanément l’art du kungfu…

Et cela donne deux scènes cultes qui nous replongent en 2003 et 1999, dates de sorties de l’un et l’autre de ces chefs d’œuvre :

Kill Bill : Volume 1, film américano-hongkongais réalisé par Quentin Tarantino, sorti en 2003.
Matrix, film autralo-américain écrit et réalisé par les sœurs Wachowski, sorti en 1999

La connaissance… S’il y a une chose qui décrit bien le monde du travail, aujourd’hui, c’est le caractère central des savoirs. Les idées et les connaissances sont devenues un capital inestimable. Si bien que d’aucuns affirment même que depuis les années 1990, nous sommes pleinement entrés dans une nouvelle ère de l’histoire économique : l’économie de la connaissance.

Autre caractéristique du monde d’aujourd’hui : que ce soit le contexte politique, les évolutions technologiques et sociales, le cadre juridique… les changements sont devenus permanents. Les impacts sur les entreprises et les organisations publiques sont énormes. Et on ne parle même pas des innombrables adaptations auxquelles chacun a dû faire face du fait de la crise sanitaire…

 « Il n’y a de permanent que le changement. » Héraclite, VIème siècle av. J.-C.

Rien d’étonnant donc à ce qu’un discours ambiant se développe autour de l’injonction à faire de nos organisations des « organisations apprenantes ».  Mais bien plus qu’une simple mode managériale, il s’agit bel et bien d’une opportunité pour assurer la soutenabilité des organisations, du service public et du bien-être des collaborateurs. Les managers publics (comme du privé, d’ailleurs) pourraient donc gagner à s’y intéresser.

Une organisation apprenante : késako ?

En quelques mots, il s’agit d’une organisation dans laquelle l’écosystème favorise les pratiques permettant aux collaborateurs d’être à la foi en position d’apprenant, de concepteur et de facilitateur de la connaissance. Les échanges de bonnes pratiques y sont érigés en réflexe managérial. Mieux : tous les membres de l’organisation sont parties prenantes de l’élaboration des objectifs, y compris les salariés. Il ne s’agit pas d’un one shot mais d’une politique de long terme, continue et fondée sur la co-construction.

Dans un tel environnement, les changements s’intègrent dans une véritable stratégie d’adaptation catalysée par l’intelligence collective, l’amélioration continue et l’innovation. Les organisations apprenantes sont donc particulièrement capables d’anticiper les évolutions.

Pour y parvenir, le mode de management est logiquement axé autour de l’accompagnement des compétences, l’autonomie des collaborateurs et leur participation aux décisions.

Cela en fait sans doute rêver plus d’un…

D’autant plus qu’on est sans doute un peu plus habitué à d’autres types d’organisations.

La France à la traîne ?

Salima Benhamou, économiste à France Stratégie, et Edward Lorenz, de l’Université de Nice-Sophia Antipolis, distinguent quatre grands modèles d’organisation du travail :

  • Les plus connues et anciennes sont les organisations tayloriennes et les organisations dites « simples ». Elles se caractérisent de leur côté par une autonomie limitée des salariés, une grande répétitivité des tâches et un faible apprentissage dans le travail. Les ­organisations simples se caractérisent également par des procédures de travail moins formalisées.
  • Les organisations basées sur la lean production se traduisent par une autonomie est plus encadrée que dans les organisations apprenantes, avec des processus standardisés et de fortes contraintes de rythme de travail.
  • Enfin, les fameuses organisations apprenantes.

En comparant la France à d’autres pays, ces économistes ont constaté que la France comptait une proportion plus élevée de salariés du secteur privé travaillant dans une organisation apprenante que la moyenne européenne (respectivement 43% et 40%). C’est à peu près le niveau de l’Allemagne (45%). Mais comme souvent en matière de Qualité de vie au travail et de démocraties organisationnelles, ce sont les pays nordiques et les Pays-Bas qui caracolent en tête du peloton (entre 54% et 62%).

Pour expliquer ces écarts, une hypothèse avancée par les auteurs renvoie aux différences des systèmes nationaux en matière d’éducation et de formation professionnelle. Ceux qui accordent une plus grande « valeur » à la filière académique classique qu’à la filière professionnelle ont plus tendance à adopter des organisations de travail « classiques ».  Les systèmes nationaux qui favorisent un équilibre entre les deux filières tendent en revanche à adopter plus facilement des organisations du travail où la gestion du savoir et des compétences se focalise sur la résolution de problèmes pratiques, le travail en équipe et l’autonomie des salariés.

Or, la France est l’un des pays européens qui accordent plus de valeur économique et sociale aux diplômes de la filière académique qu’à ceux de la filière professionnelle. A l’inverse, dans les pays scandinaves et d’Europe du Nord, l’importance accordée à l’expérience pratique en milieu professionnel encourage l’investissement dans la formation professionnelle continue dès le secondaire et par voie d’alternance, en la rendant accessible au plus grand nombre (qualifiés et peu qualifiés).

Matière à réflexion, donc, dans la mesure où l’accélération des évolutions technologiques, sociales et environnementales impliquent de ne pas trop rester à la traine…

Un monde qui bouge

De nombreuses études prospectives montrent à quel point l’avenir s’annonce de plus en plus mouvant, voire instable : développement du big data, de l’intelligence artificielle (IA), intensification de la concurrence mondiale, crises sanitaires et environnementales… Tous ces bouleversements ne sont pas sans conséquences sur les organisations et les entreprises.

L’exemple de l’IA est particulièrement parlant. Si l’intelligence artificielle est pleine de promesses, elle comporte aussi des risques importants. Sans anticipation, accompagnement et maîtrise, elle pourrait avoir des conséquences désastreuses sur les conditions de travail. Elle risque aussi de rendre rapidement obsolètes un certain nombre de compétences, mettant même à mal des métiers qui pourraient être amenés à disparaitre.

Dans un tel contexte, le maintien d’un binôme « performance / Qualité de vie au travail » invite donc à mettre en place des systèmes d’organisations flexibles et capables de s’adapter rapidement aux changements. Les partisans de cette stratégie invitent donc à privilégier les politiques managériales qui permettent de développer la capacité d’adaptation des collaborateurs, leur niveau d’autonomie, la capacité à résoudre des problématiques complexes et l’esprit critique. D’autant plus, disent-ils, que cela permettrait de maintenir l’employabilité, puisque ces compétences sociales, cognitives et organisationnelles seront de plus en plus demandées sur le marché du travail. Mais là encore, la France est plutôt en retard : dans une étude de 2017, l’OCDE révélait que ces compétences douces ou soft skills étaient bien moins développées dans l’hexagone que dans d’autres pays européens…

Quels enjeux pour les managers publics ?

Face à ce monde qui bouge, les organisations publiques (administrations centrales, collectivités territoriales, établissements de santé et du médico-sociale, etc.) sont confrontées à des préoccupations spécifiques : départs à la retraite (d’ici une quinzaine d’année, le nombre de départs à la retraite doublera dans la fonction publique), persistance du fonctionnement en silos, contrainte des cycles électoraux, etc.

Il n’est donc pas étonnant que les managers publics s’intéressent tout autant que leurs collègues du privé aux promesses que les organisations apprenantes semblent offrir. D’ailleurs, ces dernières années, de nombreuses initiatives ont pu être observées, notamment en matière d’innovation managériale : living labs, fab labs, makerspaces, hackathons, makerfairs… La liste est finalement assez longue. Parfois même, certaines organisations publiques cherchent à inscrire ces initiatives dans de véritables stratégies globales, en les incluant dans d’ambitieux projets d’administration.

On peut saluer ce courage, tant le développement d’un écosystème apprenant renvoie à des enjeux capitaux pour le secteur public.

Benjamin Dreveton, de l’IAE de Poitiers, dénombre trois enjeux principaux :

  • Le premier est de nature stratégique. En effet, la gestion des connaissances a un impact direct sur la performance de l’action publique. Par exemple, l’Open data s’inscrit, par la transparence qu’il impose, dans une logique pleinement démocratique. Ce faisant, il vient légitimer l’action publique auprès des usagers et des citoyens. En outre, il contribue à améliorer les indicateurs de pilotage, ce qui vient améliorer également la maîtrise de l’action publique.
  • Ensuite, il y a un enjeu organisationnel car la logique apprenante doit permettre de sortir du fonctionnement bureaucratique de nos administrations. La gestion des connaissances tend à favoriser la transversalité, à l’inverse du fonctionnement en silos. L’apprentissage entre pairs (écoles internes, communautés métiers, e-learning, etc.) en est un bon exemple.
  • Le troisième enjeu est lié à l’ingénierie que nécessite le déploiement d’un management de la connaissance. En effet, transformer son organisation en organisation apprenante implique d’adopter une méthodologie pertinente pour cartographier les connaissances et expertises, accompagner le changement et faire évoluer les pratiques managériales.

En somme, il s’agit de prendre en compte à la fois ce qui relève des apprentissages individuels (de chaque acteur), des apprentissages collectifs (des acteurs, des équipes…) et des apprentissages organisationnels – c’est-à-dire du système et de ses sous-systèmes (Alain Bouvier).

Les freins au management apprenant

A l’évidence, favoriser l’évolution de sa structure vers celle d’une organisation apprenante n’est pas aisé. Un certain nombre de freins existent, comme l’explique Fabienne Speck, directrice Learning & Development du cabinet Fabernovel.

D’abord, valoriser le management des connaissances implique que le top management laisse une véritable place à l’acquisition du savoir. Autrement dit, il s’agit de s’accorder sur le fait que l’apprentissage et le partage des connaissances nécessite du temps. C’est du temps qui s’ajoute à celui passé sur les missions « habituelles », c’est-à-dire sur l’opérationnel.

En cela, l’exemplarité de la ligne managériale apparaît une condition essentielle. L’organisation apprenante, en mettant en avant le savoir des collaborateurs et en les faisant participer à l’arène décisionnelle, vient contrebalancer le principe hiérarchique classique. Les managers, en particulier intermédiaires, peuvent vivre cela comme une fragilisation de leur légitimité. Car pour certains, celle-ci repose sur l’expertise technique. Or dans un système apprenant, c’est plutôt la capacité à partager, déléguer et favoriser l’esprit critique qui prime. Le manager privilégie alors un rôle de facilitateur et de soutien. Un certain positionnement de retrait, pour ainsi dire.

Enfin, il faut avoir consciences d’un certain nombre de biais cognitifs. En particulier dans les organisations de nature bureaucratique, le risque est de penser d’emblée que « ça ne peut pas marcher chez nous ». La crainte de l’échec d’une telle démarche peut tuer dans l’œuf tout initiative.

Quelle animation managériale privilégier ?

Pour le manager de terrain, mettre en place un système apprenant au sein de son équipe n’est pas non plus une sinécure. Mais cela relève du possible.

Alexandre Malarewicz, Enseignant à HEC Paris et expert en développement des compétences, propose quelques pistes concrètes :

  • Développer des approches réflexives pour apprendre des situations de travail : Derrière le management des connaissances, il y a l’idée que chaque situation de travail est une opportunité pour apprendre et progresser. Il s’agit donc assez simplement d’intégrer dans son animation managériale des séquences de feedbacks, de bilans, d’évaluations, etc. L’écart avec les objectifs initiaux permettra notamment d’appréhender les marges d’amélioration, les compétences à développer, mais aussi de valoriser les réussites.
  • Organiser la capitalisation des connaissances : Une fois les besoins de formation identifiés, il s’agit pour le manager de construire un plan de formation individuel et collectif. Autrement dit, on passe d’une logique de consommation de la formation à un véritable parcours de compétences, construit et partagé avec ses collaborateurs.
  • Développer le partage des connaissances, en favorisant la mise en place de binômes, par exemple. C’est ce que l’on retrouve derrière l’idée du mentoring, du tutorat, du coaching ou encore de l’évaluation à 360°. La technique du « tuilage » entre un collaborateur sortant (par exemple partant à la retraite) et un collaborateur nouvellement recruté est une autre technique efficace.
  • Favoriser l’apprentissage par le collectif. Il s’agit de faire fonds sur l’intelligence collective, par exemple via l’apprentissage entre pairs, le co-développement, les retours d’expériences et le partage des bonnes pratiques. Ces techniques favorisent l’acquisition de repères communs et, in fine, celle d’une culture commune.

Plus facile à dire qu’à faire, certes. Surtout quand ces initiatives ne sont pas encouragées et portées au plus haut niveau.

Changer la matrice

Pour faire bouger les lignes au niveau national, l’initiative de l’employeur ou celle du manager ne suffit pas. C’est pourquoi certains, à l’instar de Salima Benhamou et Edward Lorenz, appellent à un véritable programme national en faveur des innovations organisationnelles et managériales.

L’objectif serait d’accompagner les administrations dans la mise en place d’organisations apprenantes. A l’appui de cet objectif, les auteurs mettent en avant les Pays-Bas ou encore la Suède, où les systèmes de santé se sont inspirés du modèle de l’organisation du travail apprenante pour améliorer la prise en charge des patients, la santé populationnelle et la performance. Concrètement, les établissements y ont fait évoluer leurs méthodes de travail et leurs pratiques managériales pour optimiser la gestion des savoirs et les processus d’apprentissage continu. Cela a pris la forme d’une diffusion des meilleures pratiques médicales au sein de groupes multidisciplinaires. Ces derniers ont permis une meilleure valorisation et intégration des différents métiers dans des équipes multidisciplinaires pour améliorer la prise en charge des patients et des populations.

Enfin, à l’instar des pays nordiques (encore une fois !) , les auteurs encouragent le soutien financier aux projets de recherche dédiés aux innovations organisationnelles et managériales : partenariats, conférences, programmes de recherche, bourses universitaires, etc. Ces projets permettraient d’améliorer l’identification des innovations organisationnelles selon les secteurs et/ou la taille des structures. Ils aideraient aussi à mieux évaluer l’efficacité de ces innovations. Ainsi, les organisations (du public comme du privé) pourraient mieux anticiper l’impact de leurs projets de transformation organisationnelle.

Ce ne sont que quelques exemples du changement de « matrice » auquel ces chercheurs invitent. Les esprits chagrins diront que c’est de la science-fiction… Mais au contraire, pourrait-on rétorquer, s’il s’agissait d’un scénario pour le prochain blockbuster de l’année, nous serions tout au plus dans de l’anticipation.

D’ailleurs, pour la petite histoire, dans une étude publiée dans la très sérieuse revue scientifique Frontiers in Human Neuroscience, des chercheurs des HRL Laboratories de Malibu semblent avoir trouvé le moyen d’améliorer l’acquisition de connaissances par l’intermédiaire d’une neurostimulation trans-crânienne… Un scénario à la Matrix in real life, en somme.

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