Pour celles et ceux qui ont la chance d’en avoir, les vacances auront cette année un goût tout particulier. Elles auront peut-être même un petit goût de sel, pour qui aime la plage et le farniente. Tel Monsieur Hulot arrivant dans son petit bolide toussoteux à l’Hôtel de la Plage, impatient de mettre ses doigts de pied en éventail.
Dans ce film génial de Jacques Tati, sorti en 1953, Monsieur Hulot – personnage gaffeur et attachant – passe ses vacances d’été dans un petit hôtel familial, au bord de la mer. Avec son œil incomparable, Tati filme les rituels bien rodés des vacanciers, dans une chorégraphie chorale savamment étudiée.
Si ce film nous parle d’un temps que les moins de vingt ans (et plus) ne peuvent pas connaître, ce théâtre balnéaire est, lui, toujours d’actualité. Du bureau à la plage, c’est tout un rituel qu’il faut réapprendre, au cœur duquel la perception du corps est le chef d’orchestre.
Car tout manager qu’on est, sur la plage, la représentation de soi-même et les rapports sociaux sont bouleversés. Une fois la cravate troquée pour le slip de bain, le leadership perd de sa superbe… Entre serviettes et parasols, le manager doit s’arranger de cet érotisme diffus décrit par Christophe Granger dans une analyse de l’histoire du corps en vacances. Le théâtre balnéaire transforme les rapports intimes au corps, écrit-il, et étourdit par la folle gamme des sollicitations sensuelles.
Dès lors, pourquoi s’en priver ? Pourquoi ne pas pleinement, entièrement, délicieusement s’abandonner à ces délices ?
C’est pourtant le lot de bon nombre de managers dont le smartphone professionnel et l’ordinateur portable font souvent partie des bagages
Les congés : toute une histoire !
Ah, le plaisir de ne rien faire ! Pour beaucoup, l’histoire des vacances, concomitante à celle du temps libre et des loisirs, évoque le farniente. Mais comme l’écrit Jean-François Dortier dans un édito du magazine Sciences humaines : « pour beaucoup, elles sont devenues non seulement un temps pour se ressourcer, mais pour découvrir le monde, approfondir ses passions et se cultiver soi-même » (Le corps en vacances, 2003).
C’est que l’imaginaire du temps des vacances est le fruit d’une longue histoire que décrit le sociologue Jean Viard dans un épisode du podcast « Travail (en cours) ».
Avant la Révolution française, explique-t-il, on vivait dans un temps religieux et rural : le calendrier était rythmé par les fêtes religieuses, de village, les carnavals… Avec la Révolution industrielle au 19e siècle vient l’intensification du temps de travail – d’ailleurs, on ne le sait pas forcément mais le dimanche n’est devenu férié qu’à partir de 1906. On passe donc ainsi à une société dans laquelle le travail est continu, faisant même fi du rythme des saisons.
L’imaginaire des vacances est alors l’apanage des classes privilégiées. Et ce n’est qu’avec la reconquête des temps vacants par les luttes sociales que, petit à petit, l’imaginaire du temps des vacances se construit également dans les milieux populaires.
5 semaines de congés payés
En France, les congés payés font leur apparition sous le Front populaire, après les grèves massives de 1936. Les fameux Accords de Matignon scellent le principe des 15 jours de congés payés. Puis, ce sera une 3e semaine de congés payés en 1956, une 4e en 1968 et, enfin, une 5e en 1982.
Et pour la petite histoire, les congés payés ne sont pas une « invention » française mais c’est une innovation du droit social allemand qui date du début du 20e siècle.
Pourtant, dans l’Union européenne, ce n’est ni l’Allemagne, ni la France qui sont les champions des jours non travaillés (on comptera les congés payés et les jours fériés). Certes, la France fait partie des Etats les plus généreux. Mais avec 44 jours non travaillés minimum, l’Espagne caracole en tête du classement. La lanterne rouge revient quant à elle à l’Irlande et aux Pays-Bas avec 29 jours « off » (source : EURES, Services européens de l’emploi).
Pour ce qui est des jours fériés, notons quand même qu’avec un total de 10 jours accordé aux salariés, la France se situe en-deçà de la moyenne européenne : celle-ci est de 11 jours (comme en Italie, en Suède, en Grèce, en Estonie, en Allemagne et en Hongrie).
Dans tous les cas, les pays de l’Union européenne ne sont pas les plus à plaindre : aux Etats-Unis, les congés payés ne sont pas automatiques. Il n’y a pas de minimum légal ; cela dépend donc de l’employeur. Et en Chine, le nombre de jours de congés payés dépend de l’ancienneté sur le marché du travail : moins de 10 ans de travail ouvre le droit à 5 jours de congés payés ; plus 10 ans et le salarié a droit à 5 jours de plus.

Quoi de neuf Docteur ?
Pas besoin d’être Einstein pour savoir que les vacances – le repos en général – est essentiel à la bonne oxygénation du cerveau et à la santé mentale.
Même si tout n’est pas si simple puisque certains spécialistes du stress reconnaissent qu’il peut être utile, pour les plus stressés d’entre nous, de consacrer une demi-heure ou une heure par jour à la lecture de sa boîte Outlook. Histoire de ne pas trop angoisser à l’idée des centaines de mails qu’il va falloir lire à son retour.
D’ailleurs, une étude en sciences de gestion, réalisée par Laure M. Giurge de la London School of Economics et Katlin Woolley de la Cornell University, invite à requalifier mentalement ces temps en « temps de travail ». En effet, le fait de travailler pendant les week-ends et en vacances réduit fortement la « motivation intrinsèque ». Normal : travailler pendant le temps normalement consacré aux loisirs crée un conflit interne entre la poursuite d’objectifs personnels et professionnels. Si bien qu’en définitive, on finit par moins apprécier son travail.
Pour y remédier, ces chercheuses nous proposent donc un twist mental : il suffirait de rebaptiser ce temps passé sur des dossiers en « temps de travail ». Autrement dit, il suffirait de se dire clairement que sur tel ou tel créneau, on s’organise un véritable « temps de travail ». En effet, leur étude tend à montrer qu’en opérant ce changement d’approche mentale sur le surtravail en vacances, on évacue le conflit d’objectifs entre temps personnel et temps professionnel. Ce faisant, la motivation professionnelle resterait intacte…
Au-delà de la santé mentale du manager, il en va aussi de la santé de l’équipe.
En effet, quel message donne le manager qui reste ostensiblement joignable pendant ses congés ? Rien de moins qu’un manque de confiance envers son équipe. Certes, certains cas d’urgence peuvent l’exiger. Mais dans une telle éventualité, il peut être utile d’en fixer le cadre au préalable.
Les congés peuvent même être l’occasion pour le manager d’accompagner l’autonomie de ses collaborateurs, par un jeu de délégations et de fixation d’objectifs.
Quoiqu’il en soit, au risque de plomber l’ambiance, rappelons quand même les fondamentaux : l’absence totale de déconnexion peut engendrer des troubles graves – les managers ne sont pas des super-héros ! (pour en savoir plus, on pourra se référer aux billets précédents : Manager, burnout et COVID : attention spoiler et Managers . grosse fatigue!).
Et pourtant…
Le travail dans la valise
Une étude réalisée pendant 3 ans dans un centre de recherche d’une entreprise spécialisée dans la production et la distribution d’énergie montre la prévalence du « surtravail à domicile » chez les cadres et les managers. En somme, ce sont eux qui rapportent le plus de travail à la maison, voire en vacances.
Mais l’étude réalisée par les sociologues Lucie Goussard et Guillaume Tiffon montre aussi quelques subtilités, dont la forte inégalité entre femmes et hommes (certes, ce n’est pas nouveau… hélas !).
Voyons cela de plus près.
Pour les auteurs, ce n’est pas la régularité ou le cadre systématique du surtravail à domicile qui entraîne des effets néfastes sur la santé. En tout cas, pas dans la population observée.
Dans cette entreprise de 2000 salariés, majoritairement des cadres, beaucoup semblent exposés aux « pathologies de surcharge », pour reprendre un terme du psychiatre Christophe Dejours. Si bien que le surtravail à domicile concerne près d’un salarié sur deux (47 %). Par ailleurs, expliquent les auteurs, « le temps de travail hebdomadaire accompli au bureau est particulièrement élevé : 58 % travaillent plus de 40 heures, dont 13 % plus de 50 heures […]. Ils consacrent de plus régulièrement une partie de leurs nuits, de leurs week-ends et de leurs vacances à leur [travail]. » Ce constat est particulièrement flagrant chez les managers, qui sont 79 % à en pâtir.
Pourtant, tous ne vivent pas le surtravail de la même façon.
En effet, pour certains, qui ont un profil plutôt d’experts, le quotidien au bureau consiste à mener de front un grand nombre d’activités en parallèle. Cette « dispersion au travail » ne permet pas de se concentrer sur les dossiers de fond, qui font justement appel à l’expertise et qui nécessitent un temps long. Le surtravail à la maison peut, dans ce cadre, contribuer à résoudre un « conflit de valeur » en permettant aux salariés d’exercer leur expertise.
Il en va autrement des profils plutôt managers (et chefs de projet) qui sont les premiers touchés par ce phénomène de dispersion au travail : des mails qui tombent à tout bout de champ, des collègues qui passent une tête dans le bureau pour traiter « vite fait » d’un sujet, le téléphone qui sonne… Si bien que dans cette entreprise, les managers sont conduits à rapporter du travail à la maison le week-end, le soir, en vacances… Ici, le travail à la maison n’est pas vécu comme une façon de retrouver du sens au travail, de dépasser un conflit de valeur, mais comme une contrainte.
Dans ce contexte, la situation conjugale et familiale influe naturellement sur le vécu du manager. Et les auteurs ont pu constater que, sans surprise, ce sont essentiellement les femmes qui sont les grandes perdantes. Ils le voient en particulier à travers le cas de celles travaillant à temps partiel. « Par ce temps partiel censé leur libérer le mercredi, expliquent-il, elles essaient de préserver un certain équilibre entre leurs vies familiale et professionnelle […]. Dans les faits, leur charge de travail n’a pas véritablement changé depuis le passage à temps partiel. […] Certaines arrivent au bureau avant leurs collègues, autour de 7 heures du matin, pour travailler au calme, sans être interrompues ; d’autres prennent des pauses très courtes pour déjeuner, tentent d’optimiser leur emploi du temps, consacrent peu de temps à la sociabilité sur leur lieu de travail, quand d’autres encore renoncent à une partie de leurs congés. Malgré tout, le travail déborde : pour faire face à leur charge de travail, elles retravaillent donc, chez elles, en parallèle de leurs activités domestiques et parentales. »
Le pire, c’est qu’à la maison, elles ne sont pas forcément soutenues par leurs proches qui peuvent être agacés par un tel empiètement de la vie professionnelle sur le cadre privé. Cela conduit donc ces femmes à adopter des « stratégies d’invisibilisation », c’est-à-dire de dissimulation du travail qu’elles effectuent en dehors de l’entreprise !
Face à ces difficultés, des évolutions législatives et sociales vont peut-être apporter une contribution à la reconquête du farniente.
Un droit à la déconnexion ?
Selon un sondage OpinionWay de 2018, 47 % des salariés utilisent leurs outils numériques professionnels pour travailler le soir. Chez les jeunes de 18 à 29 ans, ils sont 66 %. Et chez les cadres, ils sont 68 %, tous âges confondus.
Pourtant, il existe bel et bien en France un droit à la déconnexion. Il est réapparu sur le devant de la scène à la faveur de la crise sanitaire, des périodes de confinement et du développement du télétravail.
En fait, le droit à la déconnexion a été introduit dans le doit français en 2016 par la loi Travail (autrement appelée « loi El Khomri »). L’objectif était alors d’adapter le droit du travail à la transformation numérique.
En substance, le droit à la déconnexion vise à permettre aux salariés de concilier vie personnelle et vie professionnelle. Concrètement, il s’agit d’avoir la possibilité de ne pas se connecter aux outils numériques et de ne pas être contacté par son employeur en dehors du temps de travail… Et donc pendant ses congés mais aussi le soir, le week-end, etc. Soulignons que ce droit concerne tous les salariés, y compris les télétravailleurs et les cadres !
Et la justice ne prend pas cela à la légère : la Cour de cassation a rappelé dès 2018 l’obligation, pour un employeur, d’indemniser ses salariés contraints indûment de rester disponibles. Dans le cas d’espèce, l’employeur a finalement dû dédommager son salarié à hauteur de 60 000 euros…
Pour autant, le Code du travail n’est pas suffisamment précis pour comprendre tout ce que recouvre (ou pas) le droit à la déconnexion. D’où l’invitation aux employeurs d’élaborer une charte avec les représentants syndicaux, afin de s’accorder sur les modalités d’exercice de ce droit.
Dans le secteur public, le droit à la déconnexion n’est pas non plus un inconnu.
La Ville de Paris, par exemple, propose depuis un certain temps déjà un « mode d’emploi à la déconnexion ». Ce document précise notamment les périodes pendant lesquelles l’envoi d’emails n’est pas souhaitable ou n’appelant pas à une réponse immédiate.
Mais plus récemment, un grand pas a été franchi au niveau national. Un accord-cadre sur le télétravail dans la fonction publique a en effet été signé le 13 juillet dernier par les organisations syndicales et les employeurs territoriaux et hospitaliers (à l’unanimité). Tous les employeurs publics doivent à présent engager des négociations d’ici au 31 décembre prochain pour le transposer en interne. Nombre de jours télétravaillés, indemnisations des agents, conditions d’exercice du télétravail… Tout doit être passé d’ici là au crible du dialogue social.
L’accord réaffirme des éléments essentiels comme la durée maximale quotidienne de travail, le temps de repos… Et il insiste sur la nécessité de définir un droit à la déconnexion et un plan d’actions qui s’y rapporte.
« Au-delà des pratiques individuelles, les conditions et la charge de travail sont […] des facteurs à prendre en compte dans l’exercice de ce droit. Une organisation de travail qui s’appuie sur le dialogue professionnel et la participation des agents publics contribuera favorablement à l’effectivité du droit à la déconnexion. » Accord relatif à la mise en œuvre du télétravail dans la fonction publique, juillet 2021
Evidemment, nonobstant ces avancées, il va sans doute falloir attendre encore un peu avant que le droit à la déconnexion ne devienne pleinement réalité. En attendant, on peut se mettre à rêver d’autres innovations managériales. A l’image de ce que certains employeurs ont pu faire ci et là, comme instaurer des vacances… illimitées.
On peut rêver…
Histoire de rêver un peu, ces dernières années, plusieurs entreprises se sont lancées dans une politique RH particulièrement innovante en matière de temps de travail. Au cœur de cette stratégie : des mesures plus qu’incitatives en matière de prise des congés payés.
Netflix, par exemple, a commencé à offrir des congés illimités à ses employés dès 2010. A l’époque, l’entreprise était spécialisée dans la vente par correspondance de DVD. Cette politique RH était la contrepartie d’une gestion des temps qui ne reposait pas sur des horaires de travail fixes.
LinkedIn, de son côté, a mis en place un « congé à discrétion » (« Discretionary Time Off » ou « DTO ») en 2015, pour donner corps à l’une des valeurs de l’entreprise : l’empowerment des salariés.
Autre exemple, Evernote, start up américaine qui propose des applications de prise de notes. Ici, l’approche est un peu différente puisqu’elle cherche à encourager ses salariés à prendre de « vraies » vacances en leur offrant un chèque de 1000 dollars par an, pour voyager où bon leur semble à partir du moment où ils coupent vraiment du travail.
Est-ce que ça marche vraiment ? A voir…
Le créateur de logiciels CharlieHR s’était lui aussi lancé dans une politique de congés payés illimités en 2015. Cette offre concernait tous les salariés, managers ou pas. Mais cela n’a pas duré longtemps : l’entreprise s’est rapidement rendu compte que les salariés ne s’étaient pas saisis du dispositif. Pire : en définitive, ils ne prenaient pas suffisamment de congés, sans compter que l’absence de limite s’est en réalité accompagnée d’une plus grande anxiété. L’effet pervers consistait également à prendre moins de congés par crainte de ne pas pouvoir respecter les différentes deadlines. Une autre interprétation de cet échec est fournie par l’employeur lui-même : l’absence de limite ou de quota conduit à ne pas accorder la même valeur aux congés.
Selon Ben Gately, le PDG de CharlieHR, il y aurait un biais cognitif dans la façon dont le droit aux congés payés est présenté aux salariés. Lorsque la politique RH repose sur un volume bien défini de jours de congés payés, les salariés auraient tendance à considéré que ces jours leur sont dus. Ce faisant, ils sont indirectement incités à les prendre. Mais dès lors qu’on aboli cette notion de volumes, on n’y accorderait pas la même valeur. D’où, selon lui, l’une des principales raisons de la baisse des jours de congés posés par ses salariés depuis la mise en place des congés illimités… Et raison pour laquelle ce dispositif a finalement été arrêté.
D’autres sociétés ont quant à elles été confrontées à l’opposition d’une partie des salariés qui épargnaient des jours de congés payés pour pouvoir partir plus tôt à la retraite.

Concilier les temps : un cadre managérial à trouver
En définitive, à écouter le sociologue Jean Viard, notre société contemporaine invite à accepter le constat suivant : le temps physique de présence au travail, le temps numérique, le temps privé et le temps salarial se mélangent désormais. Si bien qu’il serait illusoire de continuer à penser qu’on peut les séparer complètement.
L’enjeu est donc plutôt de poser des règles et d’apprendre à maîtriser ce temps continu. Pour lui, il est essentiel d’embrasser cet apprentissage et de l’accompagner. Car si ces articulations étaient autrefois contraintes, elles sont désormais mentales. Il n’est pas toujours évident de savoir quand fermer son ordinateur et cela vaut pour le manager comme pour les collaborateurs.
En même temps, prévient à raison Jean Viard (et cela dépasse le seul cadre des vacances !), il conviendra de prêter attention aux fractures entre les métiers qui permettent le télétravail et ceux qui nécessitent une présence continue sur site. Pour lui, par souci d’égalité, ces derniers doivent également faire l’objet d’une réflexion leur permettant d’acquérir de nouveaux droits en matière de temps de travail : une semaine de 32h pour les métiers en présentiel, par exemple, et une semaine de 35 à 38h pour les métiers compatibles avec le télétravail.
Affaire à suivre, donc.
