Innovation managériale et administrations publiques : penser design ?

Quand Jacques Tati sort son film Mon Oncle en 1958, la France est en plein dans les Trente Glorieuses. Comme à son habitude, Tati porte un regard nostalgique sur une époque qui s’achève au profit de l’émergence d’un monde où la technologie et le paraître sont reine et roi. Il ne manque pas de raisons de voir ou revoir ce bijou de 110 minutes, Oscar du meilleur film étranger en 1959.

En particulier, Tati tourne en ridicule une certaine conception de la modernité en mettant en scène les Adlers, un couple de bourgeois fierissime du design de leur villa « dernier cri ». On y voit par exemple Mme Adler déployer d’innombrables trésors d’ingéniosités technologiques pour retourner un simple steak, ou encore Monsieur Hulot, le personnage principal (génial et attachant anti-héros) faire mille tentatives pour trouver une position à peu près confortable dans un fauteuil très « design ».

C’est ce regard tout autant critique que posent certains praticiens sur l’introduction d’innovations managériales dans les organisations publiques. La culture, l’utilité, bref la pertinence de ces objets nouveaux sont alors questionnés. Et c’est en particulier le cas de l’un des bestsellers des dix ou quinze dernières années : le design thinking.

Le design thinking : kesako ?

Généralement présenté comme une nouvelle pratique managériale, le design thinking est mobilisé pour faciliter la résolution de problèmes complexes, en privilégiant dans la méthodologie une approche centrée utilisateur. La réflexion n’est donc pas uniquement centrée sur l’objet à travailler mais sur l’expérience de ses utilisateurs – et même sur son écosystème !

Ses promoteurs mettent également en avant la capacité du design thinking à améliorer la créativité et l’innovation au sein des organisations.

Enfin, ce qui séduit ses adeptes, c’est son champ d’application qui est relativement large : il peut être mobilisé pour travailler sur un produit, un service, un process, un système d’information aussi bien que pour élaborer une stratégie.

La difficulté du néophyte, c’est qu’il n’y a pas une définition univoque du design thinking. En plus, les outils mobilisés sont nombreux et variés. Ils empruntent aux techniques des recherches ethnographiques (observations, journey mapping), de sense making (cartes mentales, par exemple), de visualisation (utilisation d’images, scénarios, métaphores), d’idéation (brainstorming, méthodes de développement de concepts) et de prototypage (storyboarding).

Mais en général, ce qui fait « tronc commun » à une démarche de design thinking, c’est que celle-ci se déroule en trois temps :

  • Une première phase exploratoire de collecte de données et « d’inspiration »,
  • Une phase d’identification des problèmes rencontrés par les usagers et la formulation d’hypothèses de résolution,
  • Une phase de cadrage et prototypage qui a pour objectif d’expérimenter les concepts proposés pour répondre aux problèmes.

Design thinking et administration 

Ces dernières années, les approches design se sont fréquemment incarnées dans des « laboratoires de l’innovation », intégrés dans les équipes, voire les organigrammes, des administrations d’accueil.

C’est notamment ce que constatent les chercheurs en gestion Emmanuel Coblence et Elsa Vivant. Leurs travaux, conduits dans différentes administrations françaises, relèvent que ces laboratoires se sont développés à différents niveaux dans les organisations publiques. Ils prennent généralement la forme de structures dotées d’une identité et d’une relative autonomie, tout en étant connectés à des organisations publiques situées à différents niveaux territoriaux.

On peut s’étonner de ce relatif succès, d’ailleurs, tant la culture design et celle des administrations publiques semblent éloignées… Mais pour le chercheur en design Alain Findeli, il y a une réelle convergence sur le souci du bien-être des destinataires des actions conduites et du bien-être collectif.

La Direction Interministérielle de l’Innovation Publique, dont le rôle est de fédérer au niveau national la communauté des laboratoires publics, illustre cette convergence. La DITP définit en effet les laboratoires d’innovation publique comme « des espaces et des compétences en design de service, en sciences sociales et en innovation collaborative pour concevoir et tester de nouvelles formes de l’action publique, pour produire des solutions concrètes, dans une logique de co-construction avec les usagers et les agents ».

Et c’est peu dire qu’ils sont nombreux, ces laboratoires ! Certains relèvent de ministères (le Bercy Lab pour le ministère des Finances, par exemple), de services déconcentrés de l’État (la Fabrique RH pour la Préfecture d’Ile-de-France), de collectivités territoriales (le Labsolu pour la Région des Pays de la Loire) ou encore de structures hospitalières (La Fabrique de l’hospitalité des Hôpitaux universitaires de Strasbourg) … Il existe également des opérateurs nationaux hybrides, à l’image du Lab’AATF piloté par l’Association Nationale des Administrateurs Territoriaux de France.

Mais à l’origine, il semblerait qu’en France, l’émergence des laboratoires d’innovation publique est plutôt issue d’initiatives locales au niveau des territoires et, ce, sous l’influence d’associations comme la 27e Région. Créée en 2008, cette association est née d’un projet d’incubation de la Fondation Internet Nouvelle Génération. Elle propose aux collectivités territoriales, administrateurs et acteurs privés une offre de sensibilisation et d’accompagnement à l’innovation publique. Celle-ci se traduit principalement par des approches de design de service et de design de politique publique.

Géraldine Armandy et la chercheuse en gestion Madina Rival, du CNAM, proposent d’ailleurs une définition de ces différentes approches design :

  • Le design de service se comprend comme « une démarche collaborative et itérative de conception et de création centrée sur les bénéficiaires d’un produit ou d’un service ». Elle consiste donc à travailler sur toutes les étapes constitutives de l’élaboration d’une politique publique, y compris en prenant en compte l’impact de cette dernière sur les bénéficiaires. A ce titre, le design de service est principalement mobilisé sur les questions d’interfaces entre l’administration et les usagers.
  • Le design de politique publique est en réalité une déclinaison du design de service puisqu’il s’agit de mêler des méthodes de créativité et de design pour élaborer des politiques publiques.

L’éventail ne s’arrête pas là puisque d’autres approches sont populaires parmi les gestionnaires publics :

  • Les hackathons qui sont une technique de créativité née aux Etats-Unis à la fin des années 1990 au sein des développeurs mobilisant les logiciels libres. Un hackathon consiste à rassembler sur un temps court (une ou plusieurs journées d’affilé) des personnes ayant des compétences et des profils variés pour répondre à une problématique ou construire des prototypes par exemple ;
  • Les sciences comportementales qui peuvent également être mobilisées sur les enjeux de transformation des services publics et des ressources humaines. La méthode des nudges, en particulier, consiste à s’appuyer sur les normes sociales pour influencer les choix des usagers. Issue de l’économie comportementale, cette approche incitative vise à conduire l’usager à faire un choix raisonné. Cette approche s’éloigne donc des stratégies prescriptives de la réglementation et du contrôle.

Il existe donc une diversité de nouvelles pratiques au sein des organisations publiques. Mais à l’exception des nudges, toutes ces approches puisent dans le design thinking et s’en inspirent ce qui contribue à sa diffusion dans le paysage du secteur public.

Mais alors, d’où vient cette utilisation si singulière du design ?

Comment est né le design thinking ?

A l’origine, le design se bornait à la dimension esthétique de la confection d’objets manufacturés. Puis son champ d’application s’est progressivement élargi : d’une dimension esthétique, il a petit à petit gagné une dimension fonctionnelle. C’est plus particulièrement l’école du Bauhaus, fondée en 1919 par Walter Gropius, qui marque cette inflexion vers une approche plus intégrée du design industriel.

A la fin des années 1960, l’économiste Herbert Simon propose à nouveau une évolution dans la façon dont on peut percevoir le design. Pour lui, le design est en effet un mode de pensée en soi que l’on peut convoquer pour bien d’autres choses que la fabrication d’objets physiques. En particulier, nous dit-il, le design est pertinent pour résoudre des problèmes très complexes…

Un deuxième jalon intervient à la fin des années 1970 avec le lancement de la revue Design Studies par le chercheur en design Bruce Archer. Celui-ci y affirme en effet que le design peut être identifié comme un sujet en soi, indépendant des domaines dans lesquels il s’applique. En cela, il peut et doit être une discipline de recherche et d’enseignement.

D’autres chercheurs en design comme Nigel Cross poursuivent ces réflexions en s’intéressant moins à l’idée du design qu’aux pratiques mêmes des designers. Cross prône ainsi une meilleure prise en compte de la spécificité des modes d’acquisition des connaissances propre aux designers. Son collègue Peter Row, de l’université de Harvard, décrit quant à lui la « pensée design » (première utilisation du terme design thinking) pour rendre compte des méthodes qu’emploient architectes et urbanistes pour concevoir bâtiments et espaces publics. C’est ainsi que, au-delà d’une approche esthétique et fonctionnelle, le design est progressivement mobilisé dans une recherche de ce qu’on appelle le sense making, c’est-à-dire la fabrication de sens. Autrement dit, le design élargi son champ d’utilisation aux situations qui impliquent une interaction humaine et qui nécessitent des clés de compréhension sur les comportements, les attitudes et les émotions.

Enfin, c’est Richard Buchanan, professeur de conception, de gestion et de systèmes d’information, qui consolide les premières bases du concept de design thinking. Il affirme en effet que celui-ci s’applique à tous les domaines, matériels ou non. Pour lui, il n’y a aucun domaine de la vie contemporaine où le design ne soit un facteur qui façonne de façon significative l’expérience humaine.

C’est seulement à partir des années 2000 que le design thinking commence sa percée dans le monde des entreprises. On voit aussi une multiplication des publications, colloques et programmes d’enseignement consacrés au design thinking.

Parmi ses porte-paroles les plus actifs, le fondateur et le CEO de l’agence de design IDEO, David M. Kelley et Tim Brown, figurent en bonne place. C’est Kelley qui fonde par exemple la première école dédiée au design thinking en 2005 à Stanford, la d.school. Il est d’ailleurs soutenu par un autre chantre du design thinking en Europe, l’Allemand Hasso Plattner, cofondateur de SAP AG.

La d.school est bientôt suivie par d’autres établissements en Allemagne, en Finlande et en France (Ponts et Chaussées), à Pékin et à Tokyo.

Pour autant, d’un point de vue académique, le concept même de design thinking fait l’objet de discussions car ses contours ne sont pas si clairs que ça…

Les contours (flous ?) du design thinking

La diversité des pratiques et la relative polysémie du concept de design thinking ont motivé un certain nombre de recherches académiques interrogeant sa singularité par rapport à d’autres approches. Par exemple, le fameux Tim Brown qu’on évoquait à l’instant a écrit un article fondateur dans la Harvard Business Review, intitulé en tout simplicité : « Design thinking ». Cet article publié en 2008 reste l’un des articles les plus connus sur le design thinking mais aucune définition stabilisée n’en ressort. L’auteur l’évoque tour à tour comme « une discipline », « un processus », « un outil » et « une approche » de l’innovation.

En outre, à certains égards, le design thinking pourrait ressembler à ce qui ne serait qu’une simple mode managériale, bénéficiant d’une convergence entre les discours et les actions des médias, consultants, cadres et responsables politiques…

C’est pourquoi de nombreux praticiens et chercheurs pointent la nécessité d’aboutir à une définition commune du design thinking, d’autant plus que le manque de recherches empiriques sur la façon dont le design thinking est utilisé en pratique rend difficile l’exercice de théorisation et de distinction par rapport aux autres théories du design.

Aussi, certains chercheurs sont allés regarder comment les praticiens, dans les organisations, percevaient cet objet étrange…

Comment est perçu le design thinking ?

A travers une étude qualitative et exploratoire publiée en 2016 dans Creativity and Innovation Management, les Suédoises Lisa Carlgren et Maria Elmquist, accompagnées par l’allemand Ingo Rauth, identifient cinq thèmes qui prévalent dans la façon dont les organisations perçoivent le design thinking : le focus utilisateur, la conceptualisation de problèmes, la visualisation, l’expérimentation et la diversité des acteurs en présence.

Le design thinking est ainsi d’abord perçu par les praticiens à travers sa dimension usager, c’est-à-dire sa faculté à favoriser l’empathie, une compréhension fine des usagers et la participation de ces derniers (ce n’est pas si étonnant dans la mesure où le design thinking contribue à réduire les biais cognitifs dans les prises de décisions).

Il est ensuite perçu comme une démarche permettant d’appréhender différemment les problèmes : plutôt que d’essayer d’y répondre d’emblée, le design thinking encourage les acteurs à requestionner le problème, à l’élargir et le challenger, avant de le reformuler.

Le design thinking est également perçu par ses utilisateurs à travers sa capacité à rendre des idées tangibles grâce à des représentations visuelles : dessins, photos, simplifications graphiques, maquettes, etc.

L’expérimentation et l’itération, ensuite, sont vues comme un attribut important du design thinking, dans la mesure où la démarche impose le principe d’une interaction régulière entre des gens qui ont des manières différentes de penser.

Enfin, la diversité des acteurs en présence, ainsi que l’intégration de points de vue extérieurs tout au long de la démarche est un autre centre d’intérêt pour les praticiens. En cela, il séduit par exemple un certain nombre de parties prenantes comme les élus, même si la durée nécessaire à la conduite de projet peut en refroidir certains.

Alors quelle différence avec d’autres innovations comme le Lean management, le Total Quality Management ou les méthodes Agiles ?

Eh bien pour les auteurs, la singularité du design thinking ne tient pas tant à chacun de ces éléments pris isolément, mais à leur combinaison. De plus, l’approche usager du design est perçu par beaucoup comme plus riche que ces autres méthodes. C’est d’ailleurs pour tenir compte de cette richesse que l’introduction d’une approche design au sein des méthodes Agile est de plus en plus fréquente. On l’observe par exemple dans le domaine du développement numérique, par exemple. Pour d’autres, enfin, le design est le complément utile et pertinent à la mise en œuvre de démarches de projets.

Bref, pour se faire sa propre opinion, rien de tel que de l’essayer : « au pire, il y a un problème ».

Pour aller plus loin

Archer, Bruce. 1979. « Design as a Discipline ». Design Studies 1(1):17‑20. doi: 10.1016/0142-694X(79)90023-1.

Armandy, Angélina, et Madina Rival. 2021. Innovation publique et nouvelles formes de management public. Paris: La Documentation française.

Brown, Tim. 2008. « Design Thinking ». Harvard Business Review 86(6):84.

Buchanan, Richard. 1992. « Wicked Problems in Design Thinking ». Design Issues 8(2):5‑21. doi: 10.2307/1511637.

Carlgren, Lisa, Ingo Rauth, et Maria Elmquist. 2016. « Framing Design Thinking: The Concept in Idea and Enactment ». Creativity and Innovation Management 25(1):38‑57. doi: 10.1111/caim.12153.

Coblence, Emmanuel, et Elsa Vivant. 2017. « Le design est-il soluble dans l’administration ? Trois trajectoires d’institutionnalisation de l’innovation publique ». Sciences du Design 5(1):52‑68.

Cross, Nigel. 1982. « Designerly Ways of Knowing ». Design Studies 3(4):221‑27. doi: 10.1016/0142-694X(82)90040-0.

Findeli, A. 2013. « Design des politiques publiques–Comment former les professionnels demain? » communication présentée à la Biennale internationale de design de Saint-Etienne, Saint-Etienne 20.

Liedtka, Jeanne. 2013. « Design Thinking: What it is and Why it Works ».

Rowe, Peter G. G. 1991. Design Thinking. Reprint édition. Cambridge, Mass. London: MIT Press.

Simon, Herbert A. 2019. The Sciences of the Artificial. MIT Press.

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