Qui n’a jamais râlé devant un formulaire administratif ? A l’image de ces pauvres Astérix et Obélix qui, dans les 12 Travaux d’Astérix, doivent obtenir le laissez-passer « A-38 ». Renvoyés de bureaux en bureaux au sein d’une administration obscure, ils en deviennent presque fous !
C’est que la bureaucratie n’a pas le vent en poupe… Et pourtant, ces dernières années, certains chercheurs se sont attachés à réhabiliter ce mot qui n’est plus guère employé que de façon péjorative. A tort ou à raison ?
La bureaucratie : de quoi parle-t-on ?
La bureaucratie trouve ses racines avec l’émergence des premières villes, même si sa forme moderne remonte au 19e siècle. Mais c’est l’économiste Max Weber qui, en l’analysant avec un regard neutre et scientifique, l’a faite entrer dans le champ de la recherche académique.
Il décrit la bureaucratie comme un « idéal-type », c’est-à-dire une sorte de modèle de référence, un cas idéal qui n’existe pas. Mais s’il existait réellement, l’idéal-type bureaucratique serait pour lui le plus efficient pour une organisation complexe.
Alors à quoi ressemble-t-elle donc, cette organisation bureaucratique ? Eh bien Weber en dresse le portrait-robot suivant :
- Ses membres sont personnellement libres et soumis à une autorité seulement pour l’accomplissement de leurs fonctions officielles.
- Ils sont organisés dans une hiérarchie d’emplois claire et bien définie.
- Chaque emploi a une sphère de compétence légale et bien définie.
- Tout emploi est occupé sur la base d’une relation contractuelle.
- Les candidats à un emploi sont sélectionnés d’après leurs qualifications techniques ; dans le cas le plus rationnel, ils sont sélectionnés par concours, examens ou par des diplômes garantissant leurs connaissances techniques ; ils sont nommés et non élus.
- Les membres sont rémunérés par un salaire fixe, en monnaie : le salaire varie selon l’échelon hiérarchique.
- L’emploi dans l’organisation est la seule occupation professionnelle de ses membres.
- L’emploi constitue une carrière : la promotion se fait selon le jugement des supérieurs.
- L’employé n’est ni propriétaire des moyens de l’organisation, ni le propriétaire de son poste : il y a séparation entre la fonction et l’homme qui l’occupe.
- L’employé est soumis à une discipline stricte dans son travail.
Les administrations publiques : des bureaucraties en puissance
Évidemment, à la lecture de ce portrait-robot, il est clair que les administrations publiques tendent à répondre à ces critères. Alors, est-ce grave Docteur ?
Pas forcément, d’abord parce que la bureaucratie, c’est avant tout un type d’organisation comme une autre. Ni meilleure ni plus mauvaise qu’une autre, mais qui correspond dans un contexte et pour une activité donnée à une organisation adaptée.
En fait, si la bureaucratie n’est pas populaire, c’est que beaucoup, beaucoup, beaucoup a été écrit sur ses mauvais côtés. Car au mitan du 20e siècle, l’on assiste en effet un phénomène de croissance des grandes entreprises du secteur public. La bureaucratie devient alors « le » modèle standard d’organisation.
Mais les chercheurs sont une espèce qui ne vit que pour la contradiction, c’est connu ! Des sociologues comme l’Américain Philip Selznick ou le Français Michel Crozier se sont donc intéressées à la réalité concrète de ces organisations. Les recherches de terrain ont peu à peu pris le pas des recherches purement théoriques. Et cette dynamique a conduit à montrer les dysfonctionnements de la bureaucratie, bien loin de l’état d’esprit généralement répandu parmi les managers publics d’alors : la bureaucratie comme paradigme de l’organisation moderne.
Ce n’est finalement que récemment, à partir des années 1990, que l’approche de la bureaucratie a évolué vers l’idée qu’elle n’était qu’un type d’organisation parmi d’autres.
Bureaucraties et innovation managériale : des liens complexes
Loin d’être un concept has been, la bureaucratie recèle même toujours des surprises… La première d’entre elles : bureaucratie et innovation ne sont pas incompatibles.
Certes, on pourrait penser que plus c’est gros, moins c’est facile. Pour autant, les études ne convergent pas sur l’idée d’un éventuel lien entre la taille d’une organisation et sa capacité à innover.
Une revue systématique de plus de soixante études conduites entre 1981 et 2017 a par exemple montré qu’il y avait une corrélation positive et significative entre l’intensité de l’innovation managériale dans une organisation et sa taille. Mais l’analyse montre aussi des variations importantes de cette corrélation, ce qui selon les auteurs pourrait s’expliquer par la présence de diverses variables modératrices…
Rien d’étonnant si l’on considère que l’innovation managériale est un phénomène extrêmement difficile à appréhender.
« L’innovation managériale est un système social hautement complexe avec une grande diversité d’acteurs et de relations » Julian Birkinshaw et Michael Mol, chercheurs en sciences de gestion à l’Université de Warwick (UK)
Pas de doute : la relation même entre bureaucratie et innovation managériale reste un objet de recherche inépuisé : des ambiguïtés persistent et appellent à être mieux comprises. C’est par exemple le cas des déterminants de l’innovation. Le chercheur en management Fariborz Damanpour s’y est penché dès les années 1990. Il a ainsi montré que l’adoption d’innovations est plus difficile dans les organisations de type bureaucratique. Pour autant, ses recherches montrent aussi que l’initiative de l’innovation est plus probable lorsque les rôles et les structures sont spécialisés, comme c’est le cas dans une bureaucratie… En outre, selon lui, la formalisation et la centralisation, également caractéristiques d’une organisation bureaucratique, ne semblent pas avoir d’effets statistiques significatifs sur l’initiative de l’innovation.
« Méfions-nous ainsi de nos préjugés », nous laissent penser ces contributions scientifiques. Et méfions-nous aussi un peu des discours prônant une « débureaucratisation » radicale pour aller vers des formes d’organisation et de management « libérées », nous disent-elles.
En effet, cela a aussi été démontré : la pression externe des agences de contrôle, celles des usagers, les dysfonctionnements et les limites internes liée à la « libération » de l’organisation du travail… Tout cela conduit les entreprises « libérées » à réintroduire des éléments constitutifs de l’organisation bureaucratique : clarification de la division du travail (rôles, périmètres d’activités), recentralisation du processus stratégique, indicateurs et contrôle…
Et les analyses ne s’arrêtent pas là ! Regarder les bureaucraties sous l’angle des crises conduit à apporter encore plus de questions sur ce qui apparaît de plus en plus comme une zone grise.
Bureaucratie et crise : vers une réhabilitation
Récemment, plusieurs chercheurs se sont intéressés à la façon dont les administrations ont appréhendé les récentes crises, en premier lieu celle de la Covid 19. Et c’est là qu’arrive une autre surprise : ces recherches tendent à confirmer la pertinence de la bureaucratie pour gérer efficacement les crises.
Alors, comme toujours, il faut nuancer mais ces résultats méritent largement d’être partagés.
A commencer par ceux de Marijn Janssen et Haiko van der Voort. Ces chercheurs en management public à l’Université de Delft ont analysé l’agilité et l’adaptabilité des États à gérer la crise sanitaire. A travers l’exemple des pouvoirs publics des Pays-Bas, ils montrent comment une gouvernance qui s’adapte avec succès à une crise implique à la fois une capacité à apporter des décisions rapides et des analyses pertinentes, à la fois une centralisation et une décentralisation des processus de décision, à la fois de l’innovation et de la bureaucratie.
Leur collègue Geert Bouckaert prophétise quant à lui un retour de l’État face aux situations de crises – du 11 septembre 2001 à la Covid 19 en passant par la crise bancaire de 2008 ou la catastrophe de Fukushima de 2011. Pour lui, l’efficacité de l’État n’est plus à démontrer : (« the state is back » proclame-t-il même ! Même son de cloche chez l’Américain Xueguang Zhou de l’Université de Standford, qui décortique les mécanismes finalement bien huilés, l’efficacité et les capacités de résilience de la bureaucratie face à l’émergence de la crise sanitaire. D’autres encore, comme le chercheur en droit public Ahmed Mohammad Abdou, pointent par ailleurs la pertinence de la réponse de l’organisation bureaucratique à la gestion de la crise de la Covid 19, dans le contexte du e-gouvernement.
En somme, et pour conclure ce billet, ces travaux invitent donc à requestionner le rôle de la bureaucratie face aux crises actuelles et à l’engouement pour les nouvelles pratiques managériales (dont les précédents billets du manager ne se font que partiellement l’écho). Empruntant à Kafka qui écrit que chaque révolution s’évapore en laissant derrière elle le dépôt d’une nouvelle bureaucratie, on peut légitimement continuer à s’interroger sur ce qui restera de la bureaucratie du 21e siècle. Une « maison des fous » à la Astérix et Obélix ? Espérons que non…

POUR ALLER PLUS LOIN :
Abdou, Ahmed Mohammad. 2021. « Good Governance and COVID-19: The Digital Bureaucracy to Response the Pandemic (Singapore as a Model) ». Journal of Public Affairs 21(4): e2656.
Bouckaert, Geert. 2022. « The Neo-Weberian State: From Ideal Type Model to Reality? » https://www.ucl.ac.uk/bartlett/public-purpose/publications/2022/jun/neo-weberian-state-ideal-type-model-reality (23 septembre 2022).
Damanpour, F. 1991. « ORGANIZATIONAL INNOVATION: A META-ANALYSIS OF EFFECTS OF DETERMINANTS AND MODERATORS. » Academy of Management Journal 34(3): 555‑90.
Janssen, Marijn, et Haiko van der Voort. 2020. « Agile and Adaptive Governance in Crisis Response: Lessons from the COVID-19 Pandemic ». International Journal of Information Management 55: 102180.
Khosravi, Pouria, Cameron Newton, et Azadeh Rezvani. 2019. « Management Innovation: A Systematic Review and Meta-Analysis of Past Decades of Research ». European Management Journal 37(6): 694‑707.
Zhou, Xueguang. 2020. « Organizational Response to COVID-19 Crisis: Reflections on the Chinese Bureaucracy and Its Resilience ». Management and Organization Review 16(3): 473‑84.