Pataud mais génial observateur des vicissitudes de l’âme humaine, pragmatique mais ancré à une éthique qu’il oppose aux compromissions du pouvoir, bougon mais humble patron qui inspire ses hommes sans le faire exprès, le commissaire Maigret est un drôle de patron. Il n’est pas vraiment ce qu’on appelle un leader. C’est même, presque, la figure d’un « anti-leader ».

De 1991 à 2005, Bruno Cremer a incarné à la perfection le personnage mythique des romans de Georges Simenon.
« Il y a plus d’une parenté entre nous. Son côté humaniste. Maigret est austère. […] Ce qui me plaît chez lui, c’est qu’au fond ce n’est pas un flic. C’est une présence humaine qui déstabilise, même ceux qui n’ont rien à se reprocher. J’aime son côté vague. » Bruno Cremer, 2001, Figaro Magazine
Bien sûr, d’autres acteurs se sont prêté au jeu : Jean Richard et Gabin, évidemment, l’Allemand Heinz Rühmann, l’Italien Gino Cervi mais aussi – plus surprenant – le Britannique Rowan Atkinson, plus connu dans son rôle de Mister Bean. Au total, ce ne sont pas moins de 70 films et 400 téléfilms qui ont été tirés des 103 romans et nouvelles mettant en scène le commissaire.

Normal : avec Maigret, Simenon a su créer un personnage rustre mais attachant, un « patron » pas commode mais touchant. Voyons comment.
La simplicité de Maigret
Fils de régisseur, le Commissaire a une carrure plébéienne. C’est ce que rappelle Dominique Meyer-Bolzinger de l’Université de Haute Alsace dans une fine analyse du personnage. « Grand et lourd, Maigret n’est ni élégant ni distingué. Ses tenues sont tout simplement adaptées aux saisons », précise-t-elle. Maigret, c’est un grand patron dont la réputation dépasse les frontières. Pourtant, ses habitudes sont restées simples et, quelque part, fidèles à ses origines modestes.

« La présence de Maigret au Majestic avait fatalement quelque chose d’hostile. Il formait en quelque sorte un bloc que l’atmosphère se refusait à assimiler. […] La charpente était plébéienne. Il était énorme et osseux. Des muscles durs se dessinnaient sous le veston, déformaient vite ses pantalons les plus neufs. […] Avec son grand pardessus noir à cols de velours, il était impossible de ne pas le repérer tout de suite dans le hall illuminé où les élégantes s’agitaient parmi les traînées de parfum, les rires pointus, les chuchotements, les salutations de style d’un personnel tiré à quatre épingles. » Georges Simenon, Pietr-le-Letton
En réalité, cette posture de simplicité est l’une des grandes forces de Maigret. Elle le rapproche des « petites gens », dont il est l’incarnation, et de son équipe qui l’admire, malgré sa mauvaise humeur et son manque de communication… car le commissaire n’est pas exempt de tout défaut !
Si ses inspecteurs qui lui demandent « Alors patron ? » pour savoir où il en est de son enquête, ils peuvent entendre un « Alors merde ! ». Gilles Heuré, Télérama, septembre 2015
Un homme d’expérience
Si c’est un chef admiré et inspirant, c’est aussi parce qu’il n’a pas peur de mettre les mains dans le cambouis. D’ailleurs, il vient du terrain : il a été tour à tour porteur de dépêches, secrétaire, puis est entré dans la police au bas de l’échelle en fréquentant la Voie publique et la Mondaine, avant de rejoindre la « Crim’ « .

Prod DB-Pathe Consortium Cinema
« Il est peu de rues de Paris dans lesquelles je n’aie traîné mes semelles, l’œil aux aguets, et j’ai appris à connaître tout le petit peuple du trottoir, depuis le mendigot, le joueur d’orgue de barbarie et la marchande de fleurs, jusqu’au spécialiste du bonneteau et au voleur à la tire, en passant par la prostituée et la vieille ivrognesse qui coule la plupart de ses nuits dans les postes de police. J’ai « fait » les halles, la nuit, la place Maubert, les quais et le dessous des quais. J’ai « fait » aussi les foules, qui constituent le grand boulot, la Foire du Trône et la Foire de Neuilly, les courses à Longchamp et les manifestations patriotiques, les défilés militaires, les visites de souverains étrangers, les cortèges en landaux, les cirques ambulants et la Foire aux Puces. Après quelques mois, quelques années de ce métier, on a en tête un répertoire étendu de silhouettes et de visages qui y restent gravés pour toujours. » Georges Simenon, Les mémoires de Maigret
Toute cette expérience passée lui permet d’assoir sa légitimité, tant auprès de ses homologues que de ses collaborateurs. Ses inspecteurs, en particulier, savent qu’ils apprennent beaucoup à son contact. Pourtant, le Commissaire n’a pas vraiment les qualités d’un bon pédagogue…
La méthode Maigret
Quand ses supérieurs lui demandent ce qu’il pense, Maigret répond invariablement qu’il ne pense rien. En effet, bien loin des enquêteurs qui brillent par leurs raisonnements, à l’image d’un Hercule Poirot ou d’un Sherlock Holmes, Maigret ne raisonne pas. Du moins, c’est ce qu’il laisse paraître. Il prétend même ne pas avoir de méthode.
C’est ce qui conduit le Directeur de la Police judiciaire dans Félicie est là à expliquer avec facétie : « Maigret? Que voulez-vous que je vous dise? Il s’installe dans une enquête comme dans des pantoufles… »

Pourtant, il y a bien une méthode. Car loin de se contenter de son expérience passée à arpenter les rues de Paris, Maigret continue à « descendre » sur le terrain.
« Loin de se comporter en homme de bureau qui attendrait tranquillement le résultat des investigations de ses collaborateurs, Maigret n’hésite pas à descendre dans la rue. Cet homme préoccupé par le sort de ses semblables croit profondément qu’il existe entre l’individu et son cadre de vie des liens qui peuvent parfois expliquer une existence et ses drames; il importe donc de se rendre sur place, d’aller voir les lieux, de les renifler. » Michel Lemoine, Les écritures de Maigret, Editions CLUEB, 1998
Pour Maigret, ce contact avec le réel est essentiel à la résolution des enquêtes. Et c’est aussi ce qui maintien une forme de proximité avec ses inspecteurs. Sans compter que par ailleurs, il sait s’entourer et faire confiance à ses équipes, notamment pour toutes les vérifications nécessaires à l’enquête : les inspecteurs Lucas, Torrence, Janvier et Lapointe, mais aussi le collègue du laboratoire de l’Identité Judiciaire – Moers, l’expert en balistique – Gastinne Renette, et enfin le médecin légiste – le Docteur Paul.
L’éthique de Maigret
Comme tout bon fonctionnaire, Maigret respecte la hiérarchie. Il sait même faire preuve de respect pour les notables. Mais il s’agit plus d’une sorte de politesse contenue et en aucun cas d’une attitude servile.
Face aux « petits chefs » et aux arcanes politiciennes qui pourraient influer sur certaines de ses enquêtes, il reste impassible. Il y a parfois quelque chose de stoïque dans son comportement, comme une sourde acceptation des limites de l’écosystème dans lequel il évolue. Mais jamais il ne courbe l’échine.

Cette indépendance, il la paie parfois. Dans La Maison du juge, Maigret est en disgrâce pour avoir déplu et, en « punition », il est muté en Vendée, à Luçon, où il s’ennuie ferme. Jusqu’à ce qu’un meurtre soit commis… C’est aussi le cas dans Maigret se défend. Dans cet opus, il est menacé d’une mise à la retraite anticipée à la suite d’une affaire de mœurs : il est accusé – à tort – d’avoir tenté de séduire la nièce d’un maître des requêtes du Conseil d’Etat, qui connaît le Ministre de l’Intérieur, qui fait pression sur un ambitieux Préfet de Police, etc.
Mais face à ce genre de pression, il garde la tête froide. Pour lui, seule vaut la vérité. C’est un cap indéfectible qui force l’admiration de ses hommes et la jalousie de certains de ses pairs, plus enclins aux petites lâchetés.
Pour redécouvrir Maigret :
Les studios One Plus On proposent des coffrets de 10 épisodes chacun, avec Bruno Cremer dans le rôle du commissaire. Au cinéma également, un nouvel opus est prévu à l’automne avec un Daniel Auteuil dans le rôle du Commissaire dans un film de Patrice Leconte et inspiré du roman Maigret et la jeune morte. Enfin, à l’occasion récente du double anniversaire de la première apparition de Maigret dans un roman de Simenon, et de la disparition de l’écrivain belge, les éditions Omnibus ont réédité l’intégralité des enquêtes du Commissaire.
Et pour aller plus loin :
Le commissaire est-il débonnaire ? Portrait de Maigret en croquemitaine, Dominique Meyer-Bolzinger. Institut de Recherche en Langues et Littératures Européennes / Université de haute Alsace. Article publié dans : Temps Noir, la revue des littératures policières.
La méthode d’enquête selon Maigret: une absence de méthode méthodique? Michel Lemoine. Article publié dans Les écritures de Maigret, Editions CLUEB, 1998
J’ai tiré Maigret vers sa part de mystère. Article de Jean Belot publié dans Télérama en août 2010, à l’occasion du décès de Bruno Cremer
Podcast de France culture : Une enquête du commissaire Maigret : « La péniche aux deux pendus » d’après Simenon
