Peut-on encore parler du travail ?

Youth, du réalisateur italien Paolo Sorrentino, est un film qui vaut le détour. Onirique, piquant et esthétiquement parfait, il met en scène Fred et Mick, deux séniors et amis qui séjournent dans un hôtel au cœur des Alpes. Le premier est un compositeur et chef d’orchestre à la retraite ; le second est un réalisateur sur le retour qui cherche à boucler le scénario de ce qu’il pense être son dernier film et le chef d’œuvre de sa vie.  Ensemble, ils discutent du temps qui passe et qui, à leurs âges, ressemble de plus en plus au temps qui reste. Ils ressassent leurs parcours, l’un ayant définitivement laissé la création derrière lui, l’autre baigné dans l’illusion que son travail vaut encore quelque chose.

Au-delà de l’histoire de ces personnages brillamment interprétés par Michael Caine et Harvey Keitel, Youth peut être vu comme une subtile réflexion sur le travail, une thématique qui aura beaucoup été débattue ces derniers temps en France.

Dans les collectivités territoriales et dans les administrations publiques, ce débat est tout autant d’actualité, à l’heure où le contexte de sobriété budgétaire interroge sur les tentations d’un retour en arrière, une époque où le paradigme de la Nouvelle Gestion Publique était roi et où l’exigence de performance avait donné naissance à des modes de gestion uniquement centrés sur une passion démesurée pour les indicateurs de toutes sortes. Indicateurs d’activité, indicateurs d’objectifs, indicateurs de performance… au détriment de la qualité de vie au travail. Un retour vers le futur d’autant plus paradoxal que ces dernières années ont également vu l’émergence d’une notion comme la Qualité de Vie et des Conditions de Travail, sensée prendre le pas sur la simple QVT. Désormais, nous disent des textes aussi structurants que le tout premier Plan Santé au Travail de la fonction publique, employeurs et managers doivent mieux prendre en compte la qualité du travail et de la façon dont on l’accomplit.

L’avenir du travail

Dans l’Antiquité, rappelle l’Inspecteur général des affaires sociales Louis-Charles Viossat, le travail était considéré comme contraire à la véritable citoyenneté et à la dignité humaine. « C’est seulement à la fin du Moyen Âge, puis bien plus encore au XIXème siècle, avec la révolution industrielle, que sa valeur a été reconnue, écrit-il dans la revue de sciences sociales Commentaires. Selon Hannah Arendt, l’identification de la société à une société de travailleurs est même l’un des traits constitutifs de la modernité. » Depuis, poursuit-il, « les débats sur la définition et la nature du travail, sur son caractère aliénant ou, au contraire, sur sa capacité à libérer les individus et à donner forme à la société, sur sa dignité ou sur la relation inégale entre employeurs et employés n’ont pas cessé pour autant. »

Mais depuis, les choses ont bien évolué et ces débats s’inscrivent désormais dans un contexte où la prospective nous alerte sur quelques tendances lourdes qu’employeurs et managers doivent tenir compte.

Alors quelles sont-elles ?

Tout d’abord, la démographie. Entre 2023 et 2050, la population diminuera dans un État sur trois environ dans le monde, rappelle Louis-Charles Viossat. Ce vieillissement de la population, déjà perceptible dans la fonction publique, va s’opérer sur les décennies à venir.

Certes, cette situation connaît quelques différences selon le statut (fonctionnaire ou contractuel, ces derniers ayant tendance à partir un peu plus tard à la retraite) ou par exemple la filière (une étude sur le périmètre de la Haute-Savoie a ainsi montré que la filière médico-sociale/technique connaissait une hausse des départs presque 3 fois plus importante qu’au niveau national ; c’est une augmentation 9 fois plus élevée pour la filière sportive).

Certes, l’impact de la nouvelle réforme des retraites reste à être pris en compte. Certes, en France, la population active va continuer à progresser dans les deux décennies à venir. Mais elle le fera à un rythme beaucoup plus lent que ces dernières années. Et cette tendance, surtout dans une perspective de long terme, est préoccupante : au-delà de la pénurie de main d’œuvre et de la problématique de l’attractivité de la fonction publique, personne n’est sans savoir que beaucoup de métiers du secteur public s’accompagnent d’une bonne dose de pénibilité, ce qui laisse craindre à beaucoup d’employeur des défis également en matière d’usure au travail.

Autre tendance lourde, l’impact du progrès technique continue de faire son œuvre depuis la première révolution industrielle et l’automatisation de la production. Après un premier tournant du numérique et de l’Internet, il est désormais question d’intelligence artificielle. Ces évolutions continuent donc de transformer la nature et les contours des métiers.

« La plupart des emplois d’aujourd’hui n’existaient pas dans les années 1940, et bon nombre des enfants qui entrent cette année à l’école primaire occuperont donc des emplois qui n’existent pas encore aujourd’hui. » Louis-Charles Viossat, Inspecteur général des affaires sociales

Par ricochet, ces évolutions technologiques tendent à transformer les structures organisationnelles traditionnelle. C’est ainsi que le travail en mode projet, moins hiérarchisé, plus horizontal, se diffuse dans les entreprises. Pour les employeurs publics, également concernés par cette évolution, l’enjeu de l’accompagnement des agents vers de nouvelles compétences, de formation voire de reconversion professionnelle est donc primordial. Les stratégies de recrutement laissent d’ailleurs d’ores et déjà plus de place aux compétences cognitives (logique, réflexion critique, résolution de problèmes complexes) et comportementales (curiosité, créativité, capacités d’adaptation). Ce sont ces fameuses « compétences douces » ou soft skills que le World Economic Forum prophétisait comme les compétences de demain.

Enfin, en écho aux évolutions sociétales et aux attentes en matière de lutte contre les discriminations, les enjeux de diversité et d’inclusion sont de plus en plus pris en compte par les pouvoirs publics et les employeurs. Plans d’égalité femmes hommes, règles de parité électorales, prévention des harcèlements, discriminations et agissements sexistes, recrutements de personnes en situations de handicaps… Les dispositifs se concrétisent peu à peu. Les cibles prioritaires sont diverses selon les pays mais c’est une tendance générale, dans les pays du Nord en particulier.

Si la prise en compte de ces défis est structurellement et essentiellement entre les mains des employeurs, Directions générales et Directions des ressources humaines, les managers ont également un rôle à jouer. A commencer par comprendre ce qu’est la nature du travail de leurs collaborateurs. Car pour eux, les enjeux se jouent ici et maintenant, et en proximité !

Le travail : de quoi parle-t-on ?

Tout commence par une question assez simple : c’est quoi le travail au fond ?

La tradition ergonomique française y apporte une réponse assez claire et opérationnelle. Elle explique en effet que le travail se joue dans l’interaction entre trois dimensions : le travail prescrit, le travail réel et le travail ressenti. Pour le manager, cela veut donc dire qu’il faut avoir conscience de l’existence de ces trois facettes du travail, faute de quoi on bascule vers du risque psychosocial.

La base, en effet, c’est que le prescrit soit clair pour le collaborateur.

Le prescrit, c’est le cadre d’actions, ce qui est écrit sur le travail à faire. Il permet non seulement de savoir ce qui est attendu mais aussi de comprendre son action, de « penser l’action » dirait Hannah Arendt. La fiche de poste est l’exemple typique de cette dimension du travail : elle dit ce que j’ai à faire, mes missions, elle décrit les principales lignes de mon activité. S’il n’y a pas de fiche de poste, on est dans le flou. Et ce flou est clairement identifié comme un facteur de risque psychosocial par le sociologue et statisticien Michel Gollac, auteur d’un rapport pluridisciplinaire sur la prévention des risques psychosociaux (rapport publié en 2011 mais qui fait encore référence aujourd’hui).

Mais la fiche de poste ne dit pas tout.

Pour effectuer mes tâches, parfois je suis obligé de contourner les cadres établis. Prenons un exemple : un agent qui travaille dans une cantine scolaire, à la plonge, a une mission bien claire. Il doit laver les assiettes, les couverts, les verres utilisés par les écoliers pour que l’ensemble ressorte propre et puisse être réutilisé pour les prochains convives. Mais parfois, « dans la vraie vie », le lave-vaisselle ne fonctionne pas bien par exemple parce qu’il est en fin de vie, ou parce que les programmes de lavage ne sont pas optimaux. Alors il arrive fréquemment qu’un prélavage soit nécessaire et qu’il soit fait à la main par l’agent. Ce geste supplémentaire, bien qu’il ne soit pas prévu dans le protocole de lavage, lui permet toutefois d’accomplir sa tâche.

Bien sûr, ce n’est pas anodin parce que ce petit geste, multiplié à la centaine, est une action mécanique dont la répétition peut potentiellement contribuer à développer une tendinite, par exemple…

Mais cette illustration montre que, déjà en prenant en compte et le prescrit et le réel, le concept même du travail est un peu plus complexe que la simple fiche de poste.

Et l’on peut encore complexifier l’équation en ajoutant une troisième dimension du travail qui est le travail ressenti. Il s’agit en effet de la façon dont l’agent perçoit la qualité de son travail, d’un « bon travail » ou d’un travail « bien fait ».

Le cas de la charge de travail est assez parlant : dans les organisations, il est assez fréquent de vouloir quantifier la charge de travail des collaborateurs. Pour le manager, cette question est légitime puisqu’elle est au cœur de l’adéquation entre les objectifs assignés et les moyens mis à disposition pour les atteindre.

Toutefois, la simple « mesure » de la charge de travail se heurte à un certain nombre d’obstacles, comme le précise l’Agence Nationale de l’Amélioration des Conditions de Travail. Pour l’ANACT, elle ne tient ni compte des aléas du quotidien, ni de la variabilité des personnes et des conditions dans lesquelles s’effectue l’activité. C’est ce hiatus entre le travail prescrit et la réalité du terrain que nous évoquions juste avant. Mais cette mesure ne tient pas non plus compte de la perception qu’a le collaborateur de sa charge de travail :

« C’est le « ressenti », l’évaluation que fait le salarié de sa propre situation. Celle-ci peut varier fortement en fonction de l’équilibre rétribution/contribution, de la reconnaissance et du sentiment d’utilité ou de « beauté » conférée au travail. Une charge de travail lourde, s’il elle fait l’objet d’une rétribution et d’une reconnaissance conséquente (par les pairs ou la hiérarchie) peut être ressentie positivement. À l’inverse, une charge faible, un travail non reconnu et déconsidéré peuvent être très mal vécus. » Agence Nationale de l’Amélioration des Conditions de Travail

Quel est alors l’enjeu pour le manager ? Eh bien il s’agit de mettre en œuvre des outils de régulation du travail qui prennent appui sur les dimensions constitutives de celui-ci : prescrit, réel et ressenti.

La régulation managériale au cœur du travail

La question de la régulation a largement été abordée par le sociologue Jean-Daniel Reynaud, en partant du postulat que coexistent dans toute organisation plusieurs types de régulations.

En effet, pour lui, dans toute organisation, il existe deux types de règles, desquelles découlent deux types de régulations : une régulation de contrôle qui émane des règles « officielles » de l’organisation, et une régulation autonome qui ressemble à une sorte de « contre-pouvoir » des salariés.

Pour Reynaud, un jeu de pouvoir est à l’œuvre entre ces régulations : les salariés essaient d’affirmer une certaine autonomie par une régulation autonome, tandis que l’encadrement tente de contrôler les sphères d’autonomie et de liberté que les salariés s’octroient via une régulation de contrôle.

« Les distinguer, ce n’est pas seulement dire que les règles officielles ne s’appliquent qu’imparfaitement, qu’il y a une sorte de dégradation du droit dans les pratiques ; que la mauvaise intelligence des règles, les oppositions entre hommes et entre groupes, l’irruption des intérêts individuels viennent en fausser ou en détourner l’application. C’est dire qu’il y a plusieurs types de règles, plusieurs sources de régulation. Bien que ces différentes sources ne soient pas à égalité de légitimité ni de pouvoir, une analyse réaliste de la vie d’une organisation doit tenir compte de cette pluralité et essayer de comprendre les rapports entre les éléments qui la constituent » Jean-Daniel Reynaud, Revue Française de Sociologie, 1988

Pour les salariés, il ne s’agit donc pas de revendiquer un phantasme d’indépendance mais de mobiliser leur connaissances et informations du terrain, c’est-à-dire leur connaissance du travail réel, les consignes données par l’encadrement relevant comme on l’a indiqué précédemment du travail prescrit.

Or, c’est cette tension entre travail prescrit et travail réel que le psychologue du travail Yves Clot invite à soigner, au sens de « prendre soin de ».

Comme Reynaud, il considère que la « dispute professionnelle » qui naît de la règle et de la confrontation de celle-ci à l’activité réelle fait partie de la vie de toute organisation. C’est quand ce dialogue n’est pas institutionnalisé et, donc, légitimé que le mal-être s’installe. C’est quand le salarié est condamné à ne pas pouvoir faire valoir son ressenti d’un travail mal fait (« empêché », nous dit Clot) que les transgressions interviennent et/ou que le risque psychosocial s’installe.

Aussi, l’élaboration et la discussion des règles par le management apparaît comme un enjeu fondamental de l’animation managériale : « elle peut être, elle est souvent disputée entre différents groupes (ou différents individus), précisent les chercheurs en sciences de gestion Ewan Oiry et Rachel Beaujolin. Elle peut donner lieu à conflit, parfois ouvert, parfois même violent, parfois institué (des règles de discussion sont prévues), parfois caché. Le conflit peut porter non seulement sur l’application de la règle, mais sur sa constitution même ».

Réenchanter le travail par la discussion ?

Pour faire court, articuler prescrit, réel et ressenti ne peut donc passer que par un dialogue, en proximité, entre manager et collaborateur. Un dialogue où la question du travail, son contenu et ses conditions de réalisation sont au cœur de la discussion.

En sciences de gestion, c’est ce que le chercheur nantais Mathieu Detchessahar définit comme des espaces de communication portant sur des objets définis, qui réunissent les acteurs au contact de l’activité en question et à travers des modes d’animation basés sur le dialogue. Chose intéressante, pour lui ces espaces ne reposent pas uniquement sur les épaules des managers de proximité, déjà bien lourdes. Pour lui, l’organisation doit mettre en place une réelle ingénierie de ces espaces : ceux-ci doivent se retrouver tout le long de la ligne managériale (un Directeur général adjoint doit pouvoir parler du travail avec ses Directeur généraux adjoints, de la même façon qu’un chef d’équipe doit pouvoir en parler avec les agents de terrain), et de façon transversale (entre agents d’un même métier par exemple, ce qui renvoie aux dispositifs d’échanges entre pairs, communautés métiers, etc.). Enfin, au sein de l’organisation, ces différents espaces sont idéalement connectés les uns aux autres

Il s’agit donc d’aller plus loin que les simples espaces de concertation qui, eux, mettent en débat les orientations stratégiques de l’organisation dans une logique certes collaborative mais descendante (top down). La logique de concertation est en effet un processus qui part des orientations stratégiques tandis que la mécanique à l’œuvre dans les espaces de discussion part du travail réel, dans une logique ascendante ou bottom up.

Voilà donc sur le principe.

Cependant, on ne saurait terminer ce billet sans un petit air de Cassandre… Car il est vrai que si l’animation du dialogue sur le travail est en premier lieu confié aux managers, ceux-ci, parfois, ne peuvent pas réellement jouer ce rôle. Les managers, rappelle Mathieu Detchessahar, font face à de nombreuses injonctions qui les accablent. Ils souffrent dès lors d’un « management empêché », ce qui les éloigne finalement du réel de l’activité des salariés. Dès lors, la dispute professionnelle n’a plus d’espace pour s’exprimer et être discutée :

« Ce qui menace au premier chef la discussion, c’est la mise en retrait du management de première ligne de la scène du travail réel, et précisément de la scène de l’activité, c’est-à-dire du travail en train de se faire. Tout se passe comme si, au moment même où les salariés affrontent des contraintes accrues dans leur travail et où la présence des manageurs dans l’activité serait plus que jamais requise pour soutenir la discussion et bâtir des compromis d’action, le management avait déserté la scène du travail » Mathieu Detchessahar, chercheur à l’IAE de Nantes.

Or, aujourd’hui plus que jamais, le défi d’un réenchantement du travail est sans conteste un défi de taille. Dans cette perspective, réinvestir le dialogue managérial semble donc une priorité à avoir en tête pour les managers comme pour les dirigeants…

Pour aller plus loin :

« Les mutations du travail au XXIe siècle », Louis-Charles Viossat, Commentaire, vol. 181, no. 1, 2023, pp. 101-110.

Plan santé au travail dans la fonction publique 2022-2025, Direction générale de l’administration et de la fonction publique

Etude rétrospective et prospective sur les départs à la retraite dans la Fonction Publique Territoriale de Haute-Savoie, 2019, CDG 74

10 Questions sur la charge de travail, ANACT & ARACT

Les régulations dans les organisations : Régulation de contrôle et régulation autonome. Jean-Daniel Reynaud, 1988, Revue Française de Sociologie29(1), 5–18

Les grands courants en gestion des ressources humaines, Ewan Oiry & Rachel Beaujolin, Editions EMS, 2021

« Between noise and silence, engineering a dialog about work: Maintenance projects in a high-risk industry », Mathieu Detchessahar, Stéphanie Gentil, Anouk Grevin, et Benoît Journé. 2017. Annales des Mines – Gérer et comprendre 130(4) :33‑45.

 « Réhabiliter la dispute professionnelle », Yves Clot, 2014.  Le journal de l’école de Paris du management 105(1):9‑16.

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