On n’est pas des Shadoks!

Pour beaucoup d’entre nous, la rentrée est déjà loin. Avec elle, son lot de bonnes résolutions : promesses de lectures, de prises de recul, etc. Autant d’injonctions qu’on s’impose; autant de promesses qu’on ne tiendra probablement pas. Mais sait-on jamais, sur un malentendu…

S’il y avait un top 10 des bonnes résolutions managériales de la rentrée 2019-2020, on retrouverait sans doute en bonne place le droit à l’erreur. Ou plutôt la reconnaissance du droit à l’erreur.

Mais attention : il ne s’agit pas de prôner le ratage bête et méchant, l’erreur idiote, qu’on répète et de laquelle on n’apprend rien. On n’est pas des Shadoks !


Les Shadoks, une série animée créée par Jaques Rouxel et développée pour l’ORTF, avec et la musique et le bruitage de Robert Cohen-Solal

Diffusée pour la première fois le 29 avril 1968, « les Shadoks » est une série complètement barrée qui n’a rien perdu de son addictive absurdité. Dans ce petit monde étrange, les Shadoks et leurs ennemis les Gibis se livrent à une course démente pour construire la fusée qui leur permettra de rejoindre la Terre.

 Ronds, petits avec de longues pattes toutes frêles et des ailes minuscules, les Shadoks ont l’air franchement ridicule. Leur activité principale consiste à pomper. « Ils pompaient le matin, ils pompaient l’après-midi, ils pompaient le soir, et quand ils ne pompaient pas… ils rêvaient qu’ils pompaient », répète régulièrement le conteur (incomparable voix que celle de Claude Piéplu).

Car  les Shadoks, ce sont vraiment les rois du ratage. Mais, comme le souligne Guillaume Erner dans « Superfail », le podcast de France culture « dédié à l’erreur, à l’échec et à la catastrophe », il ne s’agit pas de ratages pleins de panache. « Eux, leur truc, c’est l’échec bête, pesant et obstiné, l’échec bas du front et un peu absurde qui fait de ces oiseaux bizarres les enfant du père et de la mère Ubu, satisfaits de leur ratage, entêtés  dans leur nullité. »

L’intérêt managérial pour l’erreur

On n’est pas des Shadocks, donc. L’erreur qui nous intéresse, d’un point de vue du manager, c’est celle qui permet d’apprendre et de se placer dans une logique de progrès. Car se tromper, ça peut faire du bien à l’entreprise.

Francis Boyer, auteur du blog Innovation Managériale, identifie trois effets positifs de l’erreur :

  • d’abord, les erreurs sont à l’origine de bon nombre de découvertes, comme les posts its, l’imprimante à jet d’encre, les céréales du petit déjeuner,
  • ensuite, les erreurs participent à l’amélioration de la performance de l’organisation, lorsqu’elles sont diagnostiquées, analysées et corrigées, dans la logique d’une organisation apprenante,
  • les erreurs sont inhérentes au processus d’innovation : c’est l’expérimentation par tâtonnement, pour ainsi dire.

Ainsi, explique l’auteur, accepter l’erreur « diminue le stress, renforce la convivialité, accroit la capacité d’innovation, optimise l’organisation du travail et développe les compétences. »

En théorie donc, l’erreur ne devrait plus être un tabou. Pourtant, dans la réalité, le droit à l’erreur semble souvent plus proche d’une incantation.

Il y a dit-on un facteur culturel, rappelle Francis Boyer : contrairement à des pays comme les Etats-Unis, le Canada ou la Suède, la France a un rapport plus mesurée face à l’erreur.

Mais il y a aussi des facteurs structurels liés à l’organisation de la prise de décision dans l’entreprise.

Droit à l’erreur et démocratie organisationnelle

Généralement, on s’accorde pour dire que l’organisation hiérarchique et autoritaire, dans laquelle les employés n’ont pour d’autres missions que d’exécuter les ordres dans un cadre bien précis, est un modèle en perte de vitesse. Ce modèle exclue le droit à l’erreur et ne reconnaît pas ses vertus.

En revanche, les recherches en gestion semblent s’intéresser particulièrement à la façon dont certaines entreprises organisent collectivement la prise de décision et accueillent plus favorablement des principes comme le droit à l’erreur.

Alors, l’entreprise en tant que lieu possible d’adoption de pratiques démocratiques, est-ce possible ?

Eh bien ce que nous disent ces chercheurs sur ces entreprises, c’est qu’il en existe plusieurs types. Ces « démocraties organisationnelles » – c’est le terme consacré – peuvent être représentatives, participatives ou délibératives :

  • la démocratie représentative repose sur le mode de l’élection comme dans les coopératives; dans ce modèle, il existe une gouvernance qui valorise à la fois les objectifs personnels et organisationnels,
  • la démocratie participative fonde son fonctionnement sur la participation directe, ce qui donne l’entreprise libérée, dans laquelle chaque contribution est valorisée,
  • la démocratie délibérative valorise la délibération et la décision par consensus, la plaçant plutôt proche du type sociocratique : ici, la valorisation porte sur l’alignement entre l’individu et le collectif et le fait de modifier collectivement les objectifs

Ce que nous disent également ces chercheurs, c’est que ces démocraties organisationnelles ont non seulement une relation plus collaborative à la prise de décision, mais aussi une relation plus apaisée à l’erreur.

Pourtant, dans la « vraie vie », ce n’est pas si simple. Car appliquer cette éthique démocratique à l’entreprise, c’est se confronter à une réalité qui reste celle des moyens de production, des actionnaires… ou encore du contexte électoral pour ce qui est de la collectivité territoriale, par exemple. En somme, le manager doit faire face sur le terrain à une pression guère compatible avec le droit à l’erreur.

Pourtant les enjeux sont importants, en particulier pour les organisations publiques qui portent des politiques et des services publics essentiels. Certaines l’ont compris et se sont lancées ou se lancent dans des chantiers de transformation stratégique. L’objectif : dépasser le modèle historique et descendant de l’organigramme, insuffler plus de collaboration, adopter une posture de subsidiarité, favoriser l’innovation, faire fonds sur le savoir des collaborateurs…   

Quelle capacité de transformations stratégiques dans les organisations publiques ?

Quand on y travaille, on sait à quel point les organisations publiques sont complexes, marquées par l’ADN historique d’une centralisation pyramidale des pouvoirs de décision. La transformation d’une grosse collectivité territoriale vers un modèle plus « libéré », avec un vrai droit à l’erreur pour les collaborateurs, est un chantier ambitieux. Les bons jours, c’est un challenge enthousiasmant. Les mauvais jours, c’est Sisyphe incarné.

Le taux d’échec des transformations stratégiques dans les organisations avoisine en effet les 60%, du fait des résistances aux changements. C’est ce que rappelle la chercheuse Valéry Michaux du Département Stratégie et Entrepreneuriat de la Neoma Business School.

Pourtant, à l’impossible nul n’est tenu. On connaît ici et ailleurs des exemples de transformations radicales. Le cas du ministère belge de la Sécurité sociale est sans doute l’un de ceux qui, ces dernières années, aura été le plus médiatisé.

Sans aller jusque-là, Valéry Michaux s’est penchée sur la transformation stratégique d’une ancienne région, la Champagne-Ardenne. Sa recherche portait sur la loi dite LOADDT de 1999 (« loi Voynet ») qui a impliqué un véritable changement de paradigme dans les stratégies des collectivités à l’époque.  

Dans cette étude, elle montre comment les transformations stratégiques opérées par l’Etat et les régions dans les années 2000 présentent des taux de réussite supérieurs à la moyenne internationale, après quatre ans de mise en œuvre.

La recette ? Une méthode dans laquelle l’Etat et les régions ont savamment privilégié des épisodes participatifs échelonnés dans le temps. Le reste du temps, certes, on restait sur du directif mais tout de même, cela vaut la peine d’être noté.

Une approche pragmatique : l’innovation

Il faut de la patience et une bonne dose de pugnacité pour mener à terme un chantier de transformation interne. C’est pourquoi certaines organisations facilitent la création d’îlots de créativités, au sein desquels les collaborateurs ont le champ libre pour chercher, se tromper et, au final, pour innover.

La recherche de flexibilité et d’agilité nonobstant les lourdeurs de certaines structures a ainsi conduit au développement de l’intraprenariat, du design de service et à l’ensemble de la palette d’outils, de méthodes, de processus labellisés « innovation ».  

« L’innovation se définit comme l’ensemble des démarches scientifiques, technologiques, organisationnelles, financières et commerciales qui aboutissent, ou sont censées aboutir, à la réalisation de produits ou procédés technologiquement nouveaux ou améliorés. »  Définition de l’OCDE


L’innovation a aujourd’hui gagné un grand nombre de secteurs, y compris le secteur public. Longtemps considéré comme antinomique des procédures administratives, force est de constater que les administrations se saisissent de plus en plus de ces outils. C’est que les usagers exigent de façon légitime de disposer d’un service public performant, adapté à leurs nouveaux modes de vie et de communication, comme Gilles Bonnenfant, Président d’Eurogroup Consulting,  l’affirmait déjà en 2012 dans le rapport alors remis à l’Etat « L’art du management de l’innovation dans le service public ».

Dans les collectivités territoriales en particulier, les acteurs de l’innovation encouragent la construction de laboratoires dans les organisations pour créer de l’innovation en interne. Pourtant, la méconnaissance subsiste encore et parfois, les freins psychologiques sont prégnants.

« On craint toujours quand on est manager et qu’on met en place ces choses-là d’être dans le gadget. Or on voit que les dirigeants plébiscitent ces outils et les expériences qui y sont liées. On devrait développer une échelle expérimentale pour rassurer les collectivités et permettre la maturité et l’acculturation. » Harmony Roche, coordinatrice du Lab’AATF, le Laboratoire d’innovation managériale de l’​AATF (association regroupant les hauts fonctionnaires territoriaux), La Lettre du cadre de décembre 2018.

L’enjeu aujourd’hui est donc de démocratiser ces démarches au sein des organisations, en particulier des organisations publiques, et de faire en sorte que l’ensemble des managers s’en emparent.

Cela passe par des modalités de travail, des rôles à réinventer pour permettre à différents services de travailler ensemble, etc. Cela implique aussi d’accepter qu’un projet ait parfois une portée limitée, au profit d’un cadre de travail apprenant dans lequel le droit à l’erreur est la norme.

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